L’AUDI MAGAZINE: Enfant déjà, vous vouliez développer un robot qui serait plus intelligent que l’être humain. Pourquoi?
JÜRGEN SCHMIDHUBER: Pour qu’il résolve tous les problèmes que je ne peux résoudre.
Vous êtes-vous rapproché de votre but?
Oui. Notre équipe à la TU de Munich ainsi que celle du laboratoire suisse d’IA IDSIA à Lugano ont développé, à partir des années 90, la Long Short-Term Memory (LSTM) servant de base à l’intelligence artificielle moderne.
Que nous apporte cette technologie au quotidien?
La LSTM est utilisée sur trois milliards de smartphones et aide de nombreux individus au quotidien. Aujourd’hui, des milliards d’utilisateurs d’Apple, de Google, d’Amazon et de Facebook y recourent. En 2017, Facebook a par exemple annoncé que les messages pouvaient être traduits en un clic grâce à la LSTM; à ce moment-là, l’application était déjà utilisée plus de quatre milliards de fois par jour, soit 50 000 fois par seconde. Alexa d’Amazon s’exprime aussi à travers une LSTM. Les variantes de cette technologie réalisent des analyses d’images en médecine ou identifient les écritures manuscrites. Lorsque vous utilisez Google Translate, vous utilisez une LSTM. Egalement lorsque vous parlez et posez une question à Google Voice. En effet, le logiciel de reconnaissance vocale s’appuie sur la LSTM.
Comment expliquez-vous, à un néophyte, l’IA associée à la LSTM?
La LSTM est un réseau artificiel de neurones qui fonctionne un peu comme le cerveau humain. Au départ, il est stupide et ne sait rien, mais il apprend à atteindre tous les objectifs possibles à travers l’expérience. Des milliards de petits neurones communiquent ensemble dans le cerveau à l’aide de liaisons plus ou moins fortes. Les neurones d’entrée, comme ceux de la rétine de nos yeux, envoient constamment des données aux couches neuronales sous-jacentes. D’autres flux de données proviennent des oreilles ou des récepteurs de la douleur, répartis dans tout le corps. Les neurones de sortie, eux, activent les muscles. Un bébé ne comprend pas encore ce que ces signaux signifient car, au départ, la force des liaisons entre la plupart des neurones est aléatoire. Mais, au fil des ans, il acquiert de nombreuses connaissances pratiques, certaines liaisons se renforcent tandis que d’autres s’affaiblissent. Il en va de même avec la LSTM.
Quels sont aujourd’hui les changements vraiment révolutionnaires qu’implique la LSTM?
Le point fondamental est qu’elle permet d’apprendre toutes les séquences possibles – à savoir langage, texte, images, vidéo, séries temporelles et numériques, cours des actions – et de prévoir des séquences de données futures sur la base des anciennes. Le monde est rempli de séquences dans lesquelles il faut puiser les informations importantes: C.V., article de journal, bruits, films. La LSTM est donc un outil plus ou moins universel.
Votre entreprise NNAISENSE a récemment remporté le concours «learning to run» lors de la principale conférence IA en Californie, devançant plus de 400 concurrents. Un squelette de simulation doté de muscles apprend à marcher seul, sans professeur. Les enfants aussi ont besoin de temps pour y parvenir. Peut-on construire des voitures autodidactes selon la même procédure?
En effet, NNAISENSE a collaboré avec Audi à un projet où des voitures miniatures apprenaient seules à se garer. Il s’agissait d’une expérience inédite, car les véhicules découvraient pour la première fois comment transmuter les indications complexes des caméras et des autres capteurs en commandes utiles par leurs seules tentatives et erreurs.
Comment imaginez-vous l’avenir de la mobilité?
Revenons d’abord sur le passé de la mobilité. Les avancées majeures de la conduite autonome ont été réalisées en Europe il y a des dizaines d’années. L’équipe du professeur Ernst Dieter Dickmanns avait déjà, 25 ans plus tôt, lancé sur la route une voiture autonome. C’était en 1994, et elle roulait trois fois plus vite (jusqu’à 180 km/h sur l’autoroute) que les voitures Google actuelles. Et ce sans GPS, seulement avec des caméras qui calculaient alors 100 000 fois plus lentement. Une voiture autonome a déjà parcouru 100 kilomètres d’un coup, sans l’intervention du pilote de sécurité, à bord pour des motifs légaux. Aujourd’hui d’ailleurs, plus de la moitié des brevets pour la conduite autonome appartiennent à des sociétés allemandes, d’après le journal allemand «FAZ».
Que manquait-il à l’époque?
La reconnaissance des formes n’a longtemps pas été aussi performante qu’aujourd’hui. Les réseaux de neurones artificiels profonds de mon équipe ne sont parvenus qu’en 2011, à la Silicon Valley, à de meilleurs résultats que l’être humain pour la reconnaissance des panneaux de signalisation. De tels progrès nous per- mettent aujour- d’hui de lancer des voitures au- tonomes dans la circulation urbaine manquant de visi- bilité. Les voitures sans pilote doivent néanmoins gagner en sécurité et mieux reconnaître les formes. Actuellement, un homme meurt chaque jour sur la route. A l’avenir, les véhicules autonomes seront si sûrs que l’on pourra diviser ce nombre par dix, voire plus. Alors, le législateur sera bien obligé de nous faire passer à la conduite sans pilote.
Comment cela marquera-t-il nos villes?
Les villes disposeront d’une flotte de taxis-robots, principalement propulsés à l’électricité par de petites batteries légères et peu onéreuses pour les brefs trajets surtout. Avant de tomber à plat, le taxi-robot se rendra de lui-même à la station de chargement. On le réservera par app. Ainsi, les voitures ne resteront plus immobilisées 23 heures sur 24, mais seront en vadrouille. Vu l’usure, il faudra certes remplacer les batteries au bout d’un an, mais elles seront moins chères que leur pendant essence, car elles dureront presque deux fois plus longtemps grâce à une technique simple. On aura besoin de moins de places de stationnement, et les urbanistes pourront réfléchir à la manière d’utiliser cet espace en devenir.
La voiture se chargera donc de conduire à notre place. Les machines peuvent-elles en principe apprendre comme un être humain?
Cela pourrait arriver plus tôt que ce que l’on croit. Nous planchons sur des IA capables d’apprendre comme des enfants curieux, de construire des modèles mentaux du monde leur permettant de penser, de prévoir et de décider abstraitement pour atteindre leurs objectifs.
L’apprentissage et la mémorisation sont également question d’émotions. L’IA pourra-t-elle ressentir?
Nos agents artificiels expriment des émotions depuis longtemps. Dans un scénario de proie-prédateur, nos agents chassés apprennent à identifier leurs chasseurs pour les éviter en concrétisant les données de leur environnement de manière à ne pas devenir une proie. Vu de l’extérieur, on dirait que l’agent chassé ressent de la peur lorsqu’il se dirige vers une cachette.
L’homme développe de nouvelles idées par l’intuition, la curiosité et la créativité. Qu’en est-il de l’IA?
Nous travaillons à la curiosité artificielle depuis 1990. Nous construisons depuis longtemps des IA qui développent l’instinct d’exécuter des expériences qu’elles ont imaginées pour apprendre ce qu’elles ne savaient pas avant ou déceler des irrégularités dans leur environnement qu’elles ne connaissaient pas. Et comme les ordinateurs deviennent dix fois meilleur marché tous les cinq ans, nous nous approchons de domaines qui paraissaient autrefois réservés à l’homme.
La révolution numérique agit-elle plus profondément que la révolution industrielle?
Qu’est-ce que la révolution numérique au juste? N’a-t-elle pas commencé il y a plus de 100 ans, lorsque l’on utilisait déjà, par exemple, l’électricité pour envoyer des messages? Le télégraphe n’appartenait-il pas aussi à la révolution numérique? Ou lorsque des mémoires externes bien plus anciennes, sous forme d’écriture, ont été découvertes il y a plus de 5000 ans? J’ai l’impression que la révolution numérique a commencé depuis longtemps. L’IA en sera néanmoins le point culminant; elle saisira et transformera chaque aspect de la vie.
«Star Trek» présente une utopie futuriste en termes de mobilité. Pourrons-nous un jour nous déplacer d’un lieu à l’autre sans moyen de transport physique?
Les IA peuvent déjà voyager à la vitesse de la lumière, sous forme de bits de réseaux de neurones codés, d’un émetteur à un récepteur. Elles le font depuis longtemps dans mon laboratoire. Ce qui est simple pour l’IA paraît difficile pour l’homme. N’oublions pas les obstacles biologiques!